La rupture brutale des relations commerciales établies est à l’origine d’un contentieux abondant devant les juridictions consulaires compétentes[1] et la Cour d’Appel de Paris[2], notamment parce qu’il concerne tous les secteurs d’activités[3] et s’applique au-delà des frontières nationales dès lors qu’il existe un critère de rattachement suffisant avec la France[4].

Particulièrement redouté des sociétés étrangères, l’article L. 442-6,1 5°) du Code de commerce n’a vocation, ni à interdire la rupture, ni à rendre systématique l’indemnité en fin de relation. Le principe de réparation intégrale étant, par ailleurs, incompatible avec tout type de forfaitisation du préjudice.

En pratique, l’évaluation du préjudice demeure néanmoins source de nombreuses difficultés.

Selon les cas, les enjeux financiers sont très variables. A défaut d’expertise judiciaire, il revient à la victime de chiffrer et de justifier le montant du préjudice dont elle sollicite l’indemnisation.

Pour cela, la jurisprudence et la pratique ont établi des règles et outils, rappelés ci-après, de nature à faciliter le calcul du montant du gain manqué (I) et des autres préjudices (II).

 

I – Le calcul du gain manqué à raison de l’absence ou de l’insuffisance de préavis

Le gain manqué est constitué par la perte de marge subie par la victime en raison de l’absence ou de l’insuffisance de préavis.

Il correspond au montant de la marge brute sur coûts variables qu’aurait réalisée la victime si le préavis avait été respecté par l’auteur de la rupture, jusqu’à son terme.

La jurisprudence définit la marge sur coût variables comme la « différence entre le chiffre d’affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n’ont pas été supportées du fait de la baisse d’activité résultant de la rupture »[5].

Dans sa fiche méthodologique n°9[6], la Cour d’Appel de Paris liste les pièces à produire à l’appui d’une demande d’indemnisation sur le fondement de l’article L. 442-6, 1 5°) du Code de commerce :

  • « les liasses fiscales des trois dernières années précédant la rupture, ou autres années si les trois dernières ne reflètent pas l’activité “normale” de l’entreprise ;
  • pièces comptables ou autres permettant de calculer le pourcentage du chiffre d’affaires réalisé avec l’auteur de la rupture sur plusieurs années précédant la rupture, étant précisé que les calculs effectués doivent être étayés par des pièces probantes ;
  • tout élément permettant au juge d’apprécier si la marge sur coûts variables de l’entreprise victime qui lui est proposée est cohérente, sous la même exigence que précédemment ;
  • toutes autres pièces nécessaires pour moduler la durée du préavis. »

Dans les faits, le calcul de la perte de marge dépend donc de la communication par la victime de sa comptabilité analytique.

A défaut, il sera difficile, non seulement pour l’auteur de la rupture de contester le montant de l’indemnité qui lui est réclamée, mais également pour le Tribunal de statuer sur la demande.

Or, la Cour de Cassation considère que les juges du fond ne peuvent refuser d’évaluer le préjudice dont ils ont constaté l’existence en son principe[7].

En l’absence de communication de ses documents comptables par la victime, la Cour d’Appel se réfère à la marge moyenne du secteur d’activité[8], ou aux autres éléments dont elle dispose, tel que « les charges d’exploitation d’une entreprise de prestations de services »[9], lui permettant de déterminer le taux de marge et de chiffrer le préjudice.

 

II – La typologie et les méthodes d’évaluation des autres préjudices

Les pertes subies par la victime ne sont indemnisées que si elles ont un lien direct avec la brutalité de la rupture. Dans sa fiche méthodologique n°9[10], la Cour d’Appel de Paris invite précisément le demandeur à faire « un effort supplémentaire de démonstration portant sur le lien de causalité entre la brutalité de la rupture et le préjudice ».

La jurisprudence indemnise par exemple :

  • le licenciement économique de 8 salariés sur un site affecté à la relation rompue, intervenu 3 mois après la rupture[11];
  • la perte de valeur du stock de peinture dont la gamme ne pourra être complétée[12].

Au contraire, ne sont pas indemnisées les dépenses engagées qui ne donnent pas lieu à la rentabilité espérée (équipes inemployées, locaux loués devenus inutiles, frais de participation à des foires et salons devenus sans objet etc.).

Dans une étude publiée en 2015[13], la faculté de droit de Montpellier avait établi les statistiques suivantes :

Types de préjudices Taux de succès
Préjudice moral 67%
Stocks 50%[14]
Préjudice d’image 44%
Coûts recherches d’alternatives et surcoûts 46%
Investissements spécifiques devenus inutiles 42%[15]
Désorganisation et restructuration 17%
Licenciements 6%[16]
Fonds de commerce 0%

 

Ces statistiques ont toutefois un caractère purement indicatif et doivent être nuancées. L’étude des décisions du Tribunal de Commerce de Paris montre, par exemple, que le préjudice moral n’est que très rarement indemnisé.

Les praticiens dénoncent régulièrement le fait que le contexte économique, post-rupture, ne soit pas pris en compte dans l’évaluation du préjudice, le juge statuant où jour de la rupture.

Il influe toutefois, de façon indirecte, puisque les Tribunaux fixent la durée du préavis en considération, notamment, du caractère substituable de l’activité ou du partenaire commercial, du temps de reconversion et des caractéristiques de marché[17]. Le juge peut ainsi réduire le montant du préjudice en fixant une durée de préavis plus courte, permettant la réparation du préjudice réel subi par la victime.

Compte tenu de l’insécurité juridique générée par l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce et dénoncée depuis de nombreuses années, une réforme interviendra prochainement, en application de l’article 17 de la loi EGalim du 30 octobre 2018[18].

Le projet de réforme soumis à consultation, prévoit l’institution d’un plafond. Aux termes d’un nouvel article L. 442-1 du Code de commerce (ci-après), la durée du préavis ne pourrait excéder 12 mois.

« II. – Engage également la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis. Les modalités de ce préavis tiennent compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels. En cas de litige entre les parties sur le préavis, la durée de préavis fixée par le juge ne peut excéder un an. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d’inexécution par l’autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure »[19].

L’ordonnance devrait être publiée au plus tard le 1er mai 2019 ; nous vous tiendrons informés.

 

                                        

[1] L’application des dispositions de l’article 442-6 du Code de commerce relève, en première instance, de la compétence des seuls Tribunaux de Commerce de Marseille, Bordeaux, Tourcoing, Fort de France, Lyon, Nancy, Paris et Rennes (article D. 442-3 du Code de Commerce et Annexe 4-2-1).

[2] L’article D. 442-3 du Code de Commerce attribue une compétence exclusive à la Cour d’Appel de Paris pour connaître, en appel, des décisions relatives à l’application des dispositions de l’article L. 442-6 du Code de Commerce.

[3] La jurisprudence a procédé à une interprétation extensive de la notion de « relations commerciales », de sorte que les seules professions exclues du contentieux de la rupture brutale sont celles auxquelles il est interdit d’exercer le commerce, telles que les notaires, les médecins, les conseils en propriété industrielle et les avocats.

[4] Il ressort de la jurisprudence que les dispositions de l’article L. 442-6 1 5°) du Code de commerce ont vocation à s’appliquer :

  • soit, au motif que les parties ont désigné « le droit français comme loi applicable et le tribunal de commerce de Paris comme juridiction compétente» (Cass. Com. 25 mars 2014, n°12-29.534)
  • soit, au motif que le rattachement à la France résulte du lieu d’exécution du contrat, situé en France, et que l’article L. 442-6-I-5°) constitue une loi de police (CA Lyon, 30 avr. 2008, n°06/04689)
  • soit, au motif que l’auteur de la rupture brutale « engage la responsabilité délictuelle de son auteur et que la loi applicable à cette responsabilité est celle de l’Etat du lieu où le fait dommageable s’est produit» (Cass. Com, 21 octobre 2008, n° 07-12.336).

[5] TC Paris, 13ème chambre, 19 février 2018, n°15/061205 ; CA Paris, Ch. 5-4, 4 juillet 2018, n°16/05518

[6] Les 12 fiches méthodologiques de la Cour d’Appel de Paris sur «  La réparation du préjudice économique », publiées en octobre 2017 et disponibles en ligne sur le site internet de la Cour

[7] Cass. Civ 2, 30 juin 2016, n°15-22.942

[8] CA Paris, Chambre 5-4, 17 janvier 2018, n°15/17101

[9] CA Paris, Chambre 5-4, 8 mars 2017, n° 14/17164

[10] Cf. note 6

[11] Cass. Com. 20 octobre 2015, n°14-18.753

[12] CA Douai, 7 décembre 2016, n°05-01333

[13] Mémoire présenté par Amandine Chapou sous la direction de Marie-Sophie Bondon de l’Université de Montpellier, 2015, « La réparation du préjudice en cas de rupture brutale des relations commerciales établies », librement consultable sur internet

[14] Le cas échéant, les experts judiciaires recommandent de valoriser le stock au prix de revient (et non au prix de vente)

[15] Le cas échéant, il doit s’agit d’un investissement non amorti et engagé spécifiquement pour la relation commerciale rompue. Pour le calcul du préjudice, il est recommandé de prendre la valeur de l’investissement non amorti à l’issue du préavis

[16] Le cas échéant, les experts judiciaires recommandent de déduire l’économie de masse salariale réalisée pendant la durée du préavis

[17] CA Paris, Chambre 5-4, 20 septembre 2017, n°16/04958

[18] Article 17 de la loi EGalim du 30 octobre 2018 autorise la modification par ordonnance du titre IV du livre IV du Code de commerce afin « 6° : De simplifier et de préciser les définitions des pratiques mentionnées à l’article L. 442-6, en ce qui concerne notamment la rupture brutale des relations commerciales, les voies d’action en justice et les dispositions relatives aux sanctions civiles »

[19] Propositions de modifications des articles du Titre IV Livre IV du code de commerce disponible sur https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/dgccrf/profil_entreprises/doc/Tableau-ORDO-Art-17-avec-442-6-210118.pdf